Wednesday, August 29, 2007

"Pourquoi je suis allé en Irak". "La France peut et doit contribuer à apporter un regard nouveau sur le pays". Bernard Kouchner

Par Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères
QUOTIDIEN : lundi 27 août 2007

Que dire de l’Irak d’aujourd’hui dont je reviens ? C’est un Irak «démocratique» - doté d’une Constitution adoptée par référendum et du suffrage universel direct - mais en guerre contre lui-même. C’est un Irak libéré d’une dictature sanglante - qui a tué deux à quatre millions de personnes - où néanmoins le sang n’en finit pas de couler. C’est un Irak paradoxal, cloisonné, comme le sont les esprits et les cœurs : une zone verte ultra-protégée, à Bagdad, une région kurde plus stable et tout le reste en proie au déchaînement de la haine et de la violence, qui a poussé quatre millions de réfugiés et de déplacés sur le chemin de l’exil, et continue à faire près de deux mille morts par mois.
Pourquoi y être allé ? Pour écouter tous les Irakiens - Chiites, Kurdes, Sunnites, chrétiens - sans exclusive. Ecouter pour sentir, comprendre, mais aussi affirmer le soutien total de notre pays à l’objectif de réconciliation nationale, à la nécessité d’un dialogue politique «inclusif». J’ai tenu à rencontrer tous les acteurs et j’ai senti chez eux un profond besoin d’être reconnus, d’avoir un contact renouvelé avec la France et l’Europe. Les Irakiens, isolés depuis trop longtemps, ont le sentiment d’être abandonnés par la communauté internationale. Après des années de glose sur la présence américaine, il est temps de s’occuper des Irakiens.
Ensuite, pour marquer le retour de la France là où se joue une part de notre avenir et de celui de nos enfants. Même si nous avons conservé une ambassade à Bagdad, grâce à des personnels courageux, notre regard politique s’était détourné. Aucun ministre des Affaires étrangères ne s’y était rendu depuis 1988. Or, notre pays jouit de responsabilités particulières comme membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Il ne peut ignorer cette crise majeure qui affecte non seulement l’Irak, mais menace également la stabilité de la région et bien au-delà. C’est une crise emblématique de toutes celles qui troublent le monde. On ne peut s’en désintéresser au prétexte que le pays est en proie à une culture de violence où l’assassinat comme fin politique est monnaie courante. On ne peut se détourner des Irakiens parce qu’ils ont été, contre notre gré, libérés puis contraints par les forces alliées des Américains et des Britanniques. L’Irak est au cœur d’enjeux mondiaux : affrontements entre et au sein des communautés, intolérance et fanatisme religieux, conflits de civilisation, influences ambivalentes des pays voisins y compris dans un contexte de prolifération nucléaire, globalisation du terrorisme.
Enfin, je suis allé honorer, dès mon arrivée à Bagdad, le 19 août, quatre ans jour pour jour après l’attentat contre le siège des Nations unies en Irak, la mémoire de mon ami Sergio Vieira de Mello et de 21 de ses collaborateurs, dont plusieurs avaient travaillé avec moi au Kosovo. Au-delà de l’émotion, ce geste se voulait une invite à un renouveau indispensable du rôle de l’ONU en Irak. Que peut faire la France pour aider ce pays meurtri à retrouver l’espoir ? D’abord être modeste. Qui pourrait croire que nous avons une formule magique ? Comme l’indiquait un responsable irakien à qui je demandais quel rôle la France pouvait jouer, «elle peut déjà offrir a fresh look, un nouveau ­regard».
Chacun le sait, la France n’a pas soutenu l’intervention de la Coalition en 2003. De fait, même si celle-ci a permis d’abattre une dictature sanguinaire, la méthode employée pour bâtir un Irak sûr et démocratique n’a pas été la bonne. C’est le moins que l’on puisse dire. Le bilan est terrible. Il faut tourner la page, s’y prendre autrement. Il n’existe pas de solution militaire durable à cette crise, mais seulement une solution politique. Si les Irakiens eux-mêmes, y compris les plus hostiles à la présence américaine, ne souhaitent pas un départ immédiat des troupes étrangères, leur retrait, néanmoins, doit être programmé, en concertation avec les autorités irakiennes. Dans le même temps, un large gouvernement d’union nationale doit voir le jour, pour lequel la France est prête à apporter son concours de médiation. Oui, la France peut contribuer à apporter un regard nouveau. Elle le peut d’autant plus qu’elle n’a pas pris part à l’intervention de 2003, mais qu’elle est restée, depuis, aux côtés du peuple irakien, en zone rouge. Elle le peut d’autant mieux qu’elle est liée à l’Irak par une ancienne amitié et qu’elle y jouit du plus large spectre de contacts avec toutes les communautés. Et que nous sommes les alliés, parfois difficiles, des Américains - comme le sont les vrais amis.
La France, premier pays occidental non-membre de la Coalition à déléguer en Irak son ministre des Affaires étrangères depuis 2003, peut contribuer à construire une nouvelle approche au service de la paix à laquelle les Nations unies et l’Union européenne doivent donner corps. La France appuie les initiatives internationales qui amorcent un traitement politique et international de la crise. L’élargissement du rôle des Nations Unies, décidé par la Résolution 1770, le 10 août, va dans le bon sens. Il faut le rendre effectif. Il faut aussi que les pays voisins sortent de leur ambivalence pour devenir des acteurs crédibles d’une sortie de crise. Rien de solide ne pourra se faire sans eux. Le processus lancé à Charm el-Cheikh en mai est positif, les dispositions concrètes qu’il prévoit doivent être mises en œuvre sans délai, notamment les trois groupes de travail qui touchent à des sujets déterminants - l’énergie, les réfugiés, la sécurité - et déboucher dès que possible sur des mesures concrètes. L’Irak en paix avec lui-même n’est pas un rêve inaccessible. Beaucoup d’efforts, de lucidité, de conviction pourront en faire une réalité. A condition que nous en ayons tous le ­courage. Craignons le pire si nous nous ­dérobons.
Fonte, http://www.liberation.fr/rebonds/274342.FR.php, consultado a 29 de Agosto de 2007.
© Libération