Saturday, September 02, 2006

Tombeau de mes amis assassinés

Par, Bernard Kouchner * ancien Haut Représentant des Nations Unies au Kosovo, cofondateur de Médecins sans frontières, fondateur de Médecins du monde, ancien ministre délégué à la santé.

"Ils étaient de toutes les vraies batailles, celles qui nous honorent parce qu'elles ont pour enjeu la paix, la justice, la démocratie, la protection des faibles. Ils s'appelaient Sergio Vieira de Mello, Nadia Younès, Jean-Sélim Kanaan, Fiona Watson et bien d'autres. Ensemble, au Kosovo et ailleurs, nous avions partagé des fraternités, des espoirs, des promesses que la barbarie a saccagés. Ils sont morts à Bagdad, assassinés, pour ce qui nous fait vivre : agir sur le terrain, sans relâche, pour que le monde soit moins stupide et moins sanglant. Ils sont morts comme ils avaient vécu, avec courage, avec talent, avec lucidité aussi, au service d'une communauté internationale oublieuse, versatile et ingrate. Au-delà de leur tâche, délimitée par un mandat étriqué du Conseil de sécurité de l'ONU, facilement critiquée dans nos pays encore paisibles : à la marge du commandement anglo-américain, ils tentaient d'établir un dialogue, d'amorcer les réconciliations, d'empêcher tout fanatisme. Leurs corps ont été dégagés tant bien que mal des décombres du siège à peine gardé de la mission de l'ONU. Avec eux ont péri ou ont été blessés des dizaines d'Irakiens. Pas un soldat américain. Après avoir attaqué l'ambassade de Jordanie, pays d'islam modéré, les terroristes ont pris pour cible le symbole de neutralité et de paix que sont les Nations unies. Sergio n'était pas seulement le beau et courageux diplomate brésilien qui passait d'une guerre à l'autre, d'une mission impossible à un poste plus exposé encore. J'en témoigne depuis plus de trente ans qu'il était mon ami : il était un homme politique engagé à gauche, un militant des droits de l'homme, un juste. De l'Amérique latine à l'Afrique, des Balkans au Timor-Oriental, il avait marqué de son élégance et de son charme, de son obstination aussi et de sa fidélité amicale à Kofi Annan une nouvelle forme de diplomatie de l'ingérence que je considère comme la véritable globalisation des espérances. Nadia était ma princesse égyptienne. Après une brillante carrière au siège et à Rome, elle régnait sur l'information et le protocole des Nations unies. Puis elle avait préféré le terrain et, pendant deux ans, elle avait rejoint notre mission du Kosovo, faisant preuve d'une efficacité et d'un sens politique remarquables, accueillant sur son cœur toutes les peines, tous les doutes, toutes les craintes qui nous étreignaient et les chassant de son rire rauque, de sa tendresse de Méditerranéenne. Brièvement elle passa par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), avant de gagner l'Irak. Le secrétaire général venait de la rappeler à ses côtés à New York, la nommant secrétaire adjointe des Nations unies. Jean-Sélim Kanaan, je le considérais comme un fils. Un vrai jeune homme du monde, trois nationalités, un seul dévouement. Un mélange de juvénilité et de grandeur. Parlement européen, Harvard, Bosnie, Kosovo : volontaire partout et dans les pires endroits, il avait raconté ses déceptions et ses espoirs dans un livre récent (Ma guerre contre l'indifférence, Robert Laffont, 2002). Il venait d'épouser Laura, elle aussi une téméraire du Kosovo, qui avait administré seule une des municipalités les plus difficiles et les plus dangereuses. Leur fils, Mati-Sélim, a tout juste trois semaines. Il faudra beaucoup lui dire, à ce garçon, combien son père était gentil et brave. Fiona Watson, Ecossaise, brillante politologue, s'était engagée à l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour organiser les premières élections libres au Kosovo. Elle y devint ma conseillère politique avant de rejoindre à New York le bureau des missions de paix et de se porter volontaire pour Bagdad. Qui a tué nos amis ? Des enquêteurs patentés chercheront. Peut-être ne trouveront-ils pas la signature précise de cette attaque avant que d'autres bombes, d'autres voitures piégées, des attentats-suicides semblables n'étendent leurs ravages. Nous savons déjà que les responsables, qu'ils viennent d'Al-Qaida, d'Al-Ansar, des héritiers de Saddam, fondent les nationalités et les idéologies dans une même haine. Intolérance, fanatisme et extrémisme religieux se conjuguent et tirent profit des graves erreurs d'appréciation et de l'impréparation des conseillers de M. Bush. Les missions de paix ne s'improvisent pas : elles ont leur pédagogie, et leurs apprentissages. Qui a tué nos amis ? L'intolérance, et le goût inaltérable de la dictature. Que visent-ils, ces fanatiques ? Qui viseront-ils désormais ? La succession des crimes porte la marque de fabrique des intolérants pathologiques. Certains ont-ils naïvement pensé que les meurtres ne viseraient que des Américains ? A l'ambassade de Jordanie, on a assassiné les tenants d'un islam de raison, respectable et respecté. A l'ONU, nos amis morts Sergio, Nadia, Jean-Sélim, Fiona, représentaient une communauté de pensée rebutée par le simplisme violent d'une partie de l'administration américaine. Ils voulaient donner aux Irakiens les clés de leur maison devenue démocratique. Quant à nous, comme trop souvent drapés dans nos certitudes, ne nous croyons pas protégés contre la barbarie. La tiédeur des Européens à maintenir leurs alliances avec les Américains et les Britanniques ne les protège pas. Ceux qui le pensent commettent une redoutable erreur d'analyse. Bientôt, les Américains ne seront plus les seules cibles des fanatiques, mais tous les Occidentaux, tous les démocrates, tous les croyants trop modérés, et d'abord les femmes. Tous ceux-là qui seront visés réagiront-ils avant qu'il ne soit trop tard ? J'ai conscience, en écrivant cela que tous les gens raisonnables, tous les hommes et les femmes de religion, de foi et de tendresse savent que je n'attaque pas leur croyance. Mais le fanatisme s'en chargera.A Bagdad, c'est la communauté internationale que l'on a voulu assassiner. Que peut-on faire maintenant ?Continuer à tout prix la lourde tâche à laquelle nos amis s'étaient attelés. S'obstiner à arrêter les assassins, à désarmer les affidés du dictateur Saddam Hussein dont on ne sait plus s'il a seulement tué 500 000 ou près de 4 millions d'Irakiens comme cela se dit à Bagdad. Nous devons poursuivre la trace de nos valeureux amis, et donner par des élections le pouvoir aux Irakiens. A cette fin, il est urgent d'élargir le mandat des Nations unies en leur donnant la mission et les moyens de reconstruction et de démocratisation de l'Irak. Si une résolution précise est enfin votée, alors un mandat clair sera fourni à la communauté internationale qu'il nous conviendra de remplir en coordination avec le Conseil provisoire irakien. Avec des soldats pour les tâches militaires, des policiers pour l'indispensable sécurité et la tranquillité des familles, des techniciens pour rétablir l'électricité, la distribution d'essence, l'essentiel de la vie quotidienne, des volontaires civils pour la mise en place des partis politiques et la préparation des élections... La France, compte tenu de ses positions antérieures, se montrerait bien inspirée en prenant l'initiative de cet indispensable élan collectif. Nos ennemis ne sont pas les Américains, mais bien le terrorisme. Encore faut-il que les Américains comprennent que c'est aussi leur intérêt. Sinon, nous dirons bientôt que Beyrouth n'était rien à côté de Bagdad. Adieu Sergio, Nadia, Fiona, Jean-Sélim et les autres, qui nous représentiez si bien. Vous êtes tombés au champ de bataille en soldats de la paix. Un morceau de mon cœur repose à vos côtés. Un lambeau des dernières innocences humanitaires, un peu de l'espoir de l'humanisme vont être portés en terre avec vous. Bernard Kouchner "
Fonte : LE MONDE 22.08.03

* Le 18 Mai 2007 Monsieur Bernard Kouchner a été nommé Ministre des Affaires Étrangères et Européennes.